Austin s’en voulait, même en assumant cette supplique adressée à Gabriel, il s’en voulait. Il n’y avait qu’à porter le regard sur celui de Gabriel pour qu’il puisse saisir qu’il avait dépassé une certaine limite. Cette limite ne se voulait pas semblable pour les deux hommes. Il n’y avait pas besoin que Gabriel le lui dise explicitement, il n’y avait pas besoin de mots, il comprenait déjà. C’est pour cette raison qu’il s’en voulait. Ce sentiment qui lui déchire le cœur, cette solitude insupportable, elle est à présent insurmontable. Austin a toujours bien géré la solitude, mais celle-ci ne ressemblait à aucune autre. Celle-ci le rendait un peu trop émotive, dévoilant au monde des faiblesses qu’il a toujours refusé de montrer à qui que ce soit. Seule Nancy avait pu le voir sous des lueurs fragiles. Même pas Ursula, pas comme ça. Et à présent, un second prénom s’ajoute à cette liste qu’il aurait voulu vierge, le prénom de Gabriel. Que ressent exactement Austin vis-à-vis de lui, de tout ceci ? Un besoin. Un profond attachement. Une amitié qui lui fait du bien. Une présence qui semble être la seule dans sa vie, a réellement lui faire oublier son désarroi. Oui, dans un élan désespéré et égoïste, Austin avait voulu se sentir proche de lui, oui il aurait commis une connerie monumentale rien que pour se sentir revivre à nouveau, se sentir attiré, attirant, intéressant et en communion avec une autre personne. Et il s’en voulait d’avoir songé une seconde à Gabriel.

Si la réponse du batteur lui apportait un peu de baume au cœur, rassuré de ne pas l’avoir fait fuir. C’est un autre sentiment qu’il ressent lorsque le jeune homme quitte la pièce pour aller fumer une cigarette, le laissant seul, dans le silence. Dés que Gabriel disparut de la pièce, les mains s’accrochèrent désespérément au piano, il se sentit fléchir. Ployer. Sous ce poids trop lourd, tous ces regrets, toute cette culpabilité, toute cette pression qui l’oppressait chaque jour, toute cette douleur accumulée qui broyait son cœur. Tremblant presque convulsivement. Car ce n’étaient pas ses muscles criant à l’agonie. C’était cette sensation terrible qui lacérait ses entrailles, faisait monter à nouveau pour la première fois, des larmes jusqu’à ses yeux trop secs et la bile jusqu’à ses lèvres, dopait son cœur épuisé aux battements erratiques, irréguliers. Seul, dans son studio, à l’abri du regard de Gabriel qui n’était pas encore revenu, Austin laissait se dégager ce qu’il retenait depuis maintenant plus de deux ans. Il se recroquevilla sur lui-même, la tête rentrée dans les épaules, cacha son visage dans ses mains secouées de tremblements, se laissant happer dans le chaos de ses pensées. Que Gabriel le surprenne dans ce moment de faiblesse terrible ? Bien loin, terrée quelque part avec tout le reste –la prudence, le bon sens, ce qui consistait et faisait Austin McAdams. Parce que derrière ses paupières closes, c’étaient ces échecs qui lui revenaient, le hanter à nouveau. Il revoyait, ces yeux pour lesquels il aurait tout trahi, tout donné, avant de prendre conscience de cette folie.

Et c’était trop. Beaucoup trop. Beaucoup plus qu’il ne pouvait en supporter. C'est la rupture totale pour Austin. Les larmes ne coulèrent pas, malgré les tremblements qui gagnèrent ses épaules. Pathétique, vraiment. Ses doigts se crispèrent violemment, comme dans un dernier recours, comme dans un dernier espoir de retenir tout le reste, des fondations déjà trop abîmées, des barrières trop érodées. C'en est trop. Il craque !

Enfin à l’extérieur, l’air frais de la nuit lui fouetta la chair, un frisson lui parcourut le long de l’échine. Cigarette au bec qu’il alluma, son esprit toujours perdu en ce qui venait de se passer. Rien ne s’était passer dans les faits, rien n’a été dépassé. Mais tant de choses venaient d’être sous-entendues, devinées, et même désirée ardemment par Gabriel. Il n’avait pas le droit de ressentir cela, pas face à Austin, pas envers Austin. C’était un interdit, le passé était bien loin et les paramètres ont complétement changé depuis. Il sait au fond, que les paroles d’Austin sont principalement motivées par son divorce, son amour toujours présent pour son ex-femme, le fait qu’il se sentait seul, peut-être un peu trop même. Retrouver la raison, c’est ce qu’il était venu chercher en s’isolant ainsi et reprendre une dose de nicotine pour calmer ses émotions. Tentant d’oublier, d’effacer. Il ne s'était pas rendu compte de la précipitation qui habitait les battements de son cœur, déchiré par cet air qui parfois circulait mal et ces pulsations de douleurs subjectives qui l'étreignait. Il ferma les yeux, comme un petit garçon qui rêve qu'au matin, tout n’a été qu’un mauvais rêve. La réalité avait cependant ce goût bien connu d'acier.

Sa cigarette se consuma en intégralité, signant le moment de son retour auprès d’Austin. Se sentait-il prêt ? Il le fallait. Remettre les choses là ou elles devaient rester. La musique les a rapprochés, et la musique devrait pouvoir les remettre sur le droit chemin. Il n’y avait pas de quoi s’inquiétait, se rappelant que vraiment rien ne s’était passé. Soufflant un bon coup, il pénétra à nouveau dans le domicile d’Austin, avec un nouveau sourire sur les lèvres. Il prit la parole avant même d’arriver au niveau de la porte du studio. « Je me disais qu’on devrait sans doute se préparer un peu de café, histoire de… » Et là, Gabriel s’arrêta net. L’image qui s’offrit à lui l’assommait. Inéluctablement, les briques qui composaient le labyrinthe de son esprit s’effritaient comme du bois sec que l'on aurait trop travaillé, découvrant un gouffre sans fin à ses pieds. C'était comme si on avait tout balayé, emporté dans la violence d'un cri, pour tout remplacer par une page blanche où aucune encre ne pouvait laisser sa trace. Vide. Vide de cette perdition qui avait animé si violemment son corps, de ce désespoir qui s'accrochait pourtant à son cœur, de cette raison devenue folle. Vide de sens. « Austin ? » Emplit de tant de sensations que son esprit ne parvenait plus ne serait-ce qu'à effleurer. Tout ce qu’il voyait était cette silhouette d'une pâle aura, tremblante, épuisée, si fragile. Sans un souffle, il fit les quelques pas le séparant du piano, du banc, et glissa doucement sur celui-ci, son regard ne quittant pas les tremblements d’Austin. « Austin, qu’est ce qui se passe ? » C’était pourtant évident, il craquait. Il laissait évacuer tout ce qu’il avait pu retenir depuis plus de deux ans. Gabriel le savait, il le connaissait et connaissait toute l’histoire. Austin laissait tomber les armes, et il était à présent l’unique témoin de son état de détresse.

Doucement, la main de Gabriel se posa sur l’épaule du jeune homme. Une impulsion, une ouverture, une invitation à poser son fardeau, ne serait-ce que quelques minutes avant de retrouver l’âpreté d'une réalité qui semblait suspendue. « Austin, je suis là » soufflait-il, son autre main allant se posait sur la joue du jeune homme, glissant jusqu’à son menton afin de lui relever le visage. Le regard inquiet. Lui offrir un bout de lui, sans soulever le voile d'une autre perte, similaire, fraternel et enfouie si bien qu'elle semblait s'être incrustée en lui, faisait partie de lui. La main posée sur son épaule alla s’allongeait, jusqu’à arriver à tirer Austin vers lui. Pour une étreinte rassurante, pour lui montrer qu’il était bien là. « Ça va aller, je suis là… » Encore une fois, il le confirmait. Et il aimait ressentir le tremblement de son corps sous ses doigts. Son pouls incontrôlable, battant entre ses mains. Son souffle qui se heurte contre sa nuque. L’appel de son corps contre le sien, y répondre en une caresse. Y répondre en un baiser chaste, déposé sur son cou, resserrant son étreinte sur lui. Et être là, présent pour lui.

Il succombait. Austin se laissait submerger par cette vague qu'il avait mis tant d'énergie et tant d'effort à retenir, oubliant qu'il était humain, et qu'il avait le droit de craquer. Qu'il avait le droit de laisser exploser ce trop plein d'émotions, de regrets, de déception, de frustration, d'échec...Il ne pouvait plus y résister, et la voix de Gabriel qui revenait ne semblait pas changer la moindre chose. Il ne pouvait plus se cacher, il ne voulait pas se cacher, pas avec lui. Tel un gamin perdu, Austin entendait mais ne répondait pas. Il sentait la chaleur de sa main sur son épaule, sur sa joue, ses doigts qui lui relevèrent le visage. Un homme, ça ne pleure pas! ça ne peut pas se permettre de se montrer faible. Et pourtant, Austin ne s'était jamais montré aussi fragile qu'en cet instant. Brisé, n'ayant plus la moindre force pour manifester la moindre résistance. Il tombait dans les bras de Gabriel, ses mains s’agrippant à ce dernier comme si sa vie en dépendait. Les larmes coulaient finalement, donnant encore plus d'ardeur à ses tremblements. Il détestait se sentir faible, mais dans les bras de Gabriel, il se sentait rassuré, moins honteux.

Un souffle léger sur sa nuque, un baiser sur son cou, de la douceur d'un rêve, de la chaleur d'un être si proche de lui ... les battements réguliers de son cœur dans son obscurité qui accueillait un peu de lumière par la présence de Gabriel. Une chaleur devenue familière dans cette noirceur qu'il vivait depuis trop longtemps, un corps contre lequel il se laissait blottir, inconsciemment. Son corps réagissait de lui-même, le signe d'un désir enfoui sous une montagne de raison, de gêne. Mouvements d'un être qui se réfugie le temps d'un instant dans le giron de son écho, de son miroir un peu étrange, et pourtant pas similaire. Ils ne se ressemblaient pas et pourtant … Il aurait voulu rester des mois, des années, des millénaires dans ses bras. A la frontière de son être. Oublier la pression des lendemains, d'un nouveau jour dans une réalité trop lourde de responsabilités et de souvenirs, nouer ses doigts entre les siens, se jouer des sensations sur la paume de sa main... Ne plus se sentir aussi seul. Oser espérer. Rêver. Dans cet instant éphémère...Un souhait égoïste. Une part de lui s'était abandonnée au lagon de son regard, lui appartenait de son plein gré. Et contrairement à ce que l'on aurait pu penser, ces pensées l’effrayaient plus qu'autre chose. Austin avait peur. Plus encore qu'avant, de le perdre, de ne pas savoir réagir, de le blesser d'un regard, d'un geste, d'une parole. Une « faiblesse » qui pouvait s’avérer fatale. Une faiblesse, qu'il se permettait, le temps d'un instant...

Topic Terminé
à suivre...