Ce matin là, il s’était réveillé sans mal de tête. Assez en forme, presque reposé. La sensation était étrange, mais bienvenue. Cela faisait presque une semaine qu’il traînait une terrible migraine, qui l’avait achevé la veille, il avait enfin fini par trouver le sommeil et avait dormi d’une traite. Ne plus avoir cette douleur lancinante à l'arrière du crâne était un vrai soulagement. Il s’était levé, et avait aussitôt allumé la radio. Il ne supportait plus le silence Manuel, pas dans cette maison qui avait toujours été pleine de vie. Il lui fallait quelque chose pour combler le vide, le manque, l’absence des éclats de rire. C’était la radio ou la télé, la plupart du temps. Il avait sauté le petit-déjeuner, comme la plupart de ses journées, mais s’était occupé de Bee. Quelque part, le chien était sans doute ce qui lui permettait de ne pas complètement s’oublier. Bee avait besoin de pouvoir sortir, de manger, d’être lavé; et MK faisait attention à ce que ce soit le cas. Il ne comptait plus les sorties avec lunettes de soleil et gueule de bois monumentales, ou bien encore des sorties où il était clairement saoul. Mais Bee était un bon chien, et parfois… il était celui qui ramenait son maître à la maison.

Mais aujourd’hui il allait…. bien. Du moins, physiquement. Psychologiquement, c’était autre chose, mais il prendrait cela comme une petite victoire. Il revient dans le salon et tout à coup il ne peut plus supporter le bazar qui y règne et entreprend de tout ranger, laissant la radio toujours allumée. Cela lui arrivait régulièrement. Pendant des jours, des semaines, le salon accumulait des cadavres de bouteille et autre déchets, et un jour ou l’autre il décidait de s’en débarrasser. Sur le coup des midi, il s’arrête pour prendre une douche et avaler une pomme pour faire taire son estomac. Il laisse ses yeux errer par la fenêtre. Le soleil brille. Il reste immobile pendant un moment, son regard se perdant dans le vague. Il n’est plus là, il est loin, très loin. Soudainement, il baisse la tête et porte son attention sur Bee. Il soupire et s’accroupit pour être à sa hauteur. Il plonge son regard dans le sien et le flatte pendant un instant. “Come on” il se redresse et l'entraîne à l’étage où il s’arrête devant la porte fermée depuis des mois. “Qu’est ce que t’en penses?” Il soupire, flattant son chien un peu plus, Bee jappant un peu. “T’as raison…”

Il agrippe la poignée, et s’arrête un instant. Il ferme les yeux, et prend une inspiration avant d’ouvrir la porte lentement. Il exhale un soupir tremblant, et reste immobile pendant quelques instants, son regard détaillant la pièce en silence. Il n’y est pas entré depuis des mois. Après le drame, il s’y est rendu quelques fois pour des questions pratiques, avant de refermer la porte et d’ignorer volontairement cette pièce. Il déglutit, et s’avance lentement dans la pièce. Sur le lit, il y trouve un colis ouvert, une pochette de vinyle en sortant, le plastique du vinyle encore sur le lit. Manuel a un léger sourire. Il peut imaginer les mains fébriles et excitées d’Aaron ouvrir le colis alors qu’il est déjà en retard, parce qu’il ne peut pas attendre; se débarrassant du plastique pour inspecter le vinyle avec des yeux brillants - avant de voir l’heure et réaliser qu’il est vraiment en retard, laissant tout en plan sur le lit. Il soupire et attrape le vinyle. Une édition limitée d’un album de Sid B - dont un drapeau trônait au dessus du bureau de son fils. Aaron avait une obsession pour The Great depuis quelques mois. Il devait acheter tout ce qui sortait, tout ce qu’il n’avait pas. Manuel sort le vinyle de sa pochette et s’approche de la platine de son fils, y plaçant le vinyle pour remplir la chambre de musique.

Il revient sur ses pas, et s’assoit sur le lit. Il attrape un sweatshirt qui traîne encore à côté de l’oreiller, ferme les yeux et y enfouit son visage. Il n’a plus l’odeur d’Aaron, depuis le temps, mais il n’en fait pas cas, cherche à se rappeler de tout autant qu’il le puisse.

Le week-end dernier, elle lui avait promis de passer dans les jours suivants. D’ailleurs, elle se faisait un point d’honneur de passer chez lui aussi souvent que possible, lui amener quelques aliments pour remplir son réfrigérateur, emportant parfois avec elle quelques plats cuisinés, ou pour faire un peu de ménage. Et elle l’appelait régulièrement, pas nécessairement pour prendre de ses nouvelles car elle savait trop bien qu’il allait mal, mais pour au moins qu’il sache qu’elle était là. Une présence constante dans sa vie, au moment où il en avait sans doute le plus de besoin. Ça ne lui ressemblait pas tellement, ces agissements presque maternels, mais elle n’aurait pu faire autrement. Elle aimait Manuel comme un frère, et même si elle n’était pas tout à fait certaine qu’elle l’aide vraiment à force de le harceler ainsi, elle se consolait en se disant qu’elle ne pourrait jamais regretter de ne pas avoir été là.

Donc, aux alentours de midi, après un passage obligatoire sous une longue douche brûlante qui l’énergise, Maia enfile un jeans et un t-shirt, son éternel blouson en cuir, et se contente de passer rapidement ses mains dans sa crinière pour la remettre un peu en ordre. Puis elle attrape ses clés qu’elle fourre dans son sac à main avec son téléphone, avant de dévaler les escaliers pour rejoindre la rue. Une petite marche d’une dizaine de minutes l’amène à son café préféré, où elle commande deux cappuccinos bien corsés, commandant également des sandwichs. Puis, armée de son butin, elle saute dans un taxi et franchit les quelques pâtés de maison qui la sépare de la demeure de Manuel.

Les quelques coups toqués à la porte demeurent sans réponse, ainsi Maia attrape son trousseau de clé pour déverrouiller la porte. Techniquement, cette clé lui a été donnée pour les cas d’urgence, mais toute la situation dans laquelle son ami est plongé depuis des mois lui semble convenir à cette description. Elle s’attend presque au pire, ayant à de nombreuses reprises été témoin de l’immense bordel dans lequel le musicien se terre, mais a l’agréable surprise de trouver un salon aéré, propre. Puis, entendant du bruit à l’étage, elle se dégage de ses chaussures et monte les escaliers. En voyant la porte de la chambre d’Aaron ouverte, son cœur manque un battement, et il lui faut quelques secondes pour retrouver ses esprits. Ça lui semble tellement étrange, tellement… impossible, qu’elle se demande presque si Manuel ne se serait pas pris une femme de ménage. Si celle-ci ne serait pas en train de franchir une limite. C’est cette hypothèse qui la pousse à s’avancer vers le seuil, et rien n’aurait pu la préparer à la vision de Manuel, le visage enfoui dans un vêtement d’enfant. Une image qui lui brise le cœur avec une telle force qu’elle pourrait presque l’entendre se fracasser en mille morceaux. « Hey.. », lâche-t-elle dans un souffle, n’osant pas tout à fait pénétrer dans la chambre.

« C’est la première fois, hein? » Elle aime croire que Manuel lui aurait confié avoir fait un si grand pas, le cas échéant. « Si tu préfères être seul, je peux repasser plus tard, je.. », commence-t-elle d’une voix émue avant de s’interrompre. Hors de question qu’elle le laisse seul, pas aujourd’hui. Alors elle entre finalement dans la pièce, ayant presque l’impression de profaner un temple, et vient s’assoir à ses côtés, déposant les cafés et le sac de nourriture sur le sol. Sa main vient alors se poser sur l’épaule de Manuel, lui offrant un soutien bien maigre selon les circonstances. « Comment vas-tu? » Ça doit faire des mois qu’elle ne lui a pas posé la question, parce qu’elle connaît déjà la réponse. Mais, clairement, il y a eu un changement dans ce qu’il ressent. C’est la seule chose qui peut expliquer sa présence dans cette pièce ignorée depuis trop longtemps.

Les coudes sur ses genoux, le visage enfoui dans le vêtement, les yeux fermés, MK chassait l’impossible, ses mains se crispant sur le sweatshirt d’Aaron. Il étouffe un cri, puis inspire longuement. Etre en colère l’épuise. Mais il est difficile pour lui de faire autre chose, de ressentir autre chose si ce n’est la tristesse immense qui l’étouffe jour après jour. Il prend une seconde inspiration, cherchant à calmer ses nerfs, à calmer son coeur. Il cherche à s’imprégner du vêtement. L’odeur est partie depuis longtemps, mais l’essence d’Aaron, elle, est toujours là. Colossale. Il peut l’imaginer lever les yeux au ciel à ses blagues pas drôles. Il peut l’imaginer, là, assis à son bureau, à étudier. Allongé sur son lit, à rire à une de ses séries qu’il ne cessait de regarder sur Netflix. Au piano. A la guitare dans le coin. Jouant avec Bee dans le jardin. Il est partout, partout dans la maison. Mais ici, dans cette chambre, sa présence est presque intolérable - et quelque part, paradoxalement, rassurante.

Dans un coin de son esprit, il entend une personne se rapprocher, aussi n’est-il pas surpris par la voix de Maia qui résonne dans la chambre. Il prend quelques secondes pour reprendre ses esprits de reposer le vêtement sur ses genoux et relever la tête vers son amie. Maia. “Hey” Quand ce n’était pas elle, c’était Elliot. On aurait dit qu’ils s’étaient concertés pour ne pas passer aux mêmes jours, histoire qu’il y ait régulièrement quelqu’un. MK n’aurait pas été étonné qu’ils aient décidé ça. Parfois, ils venaient tous les deux. Ils l’avaient vu dans tous ses états. Ils avaient dû le ramasser complètement ivre allongé sur le tapis du salon, dans le jardin, dans la cuisine. Ils avaient dû parfois faire demi-tour quand il était simplement abject avec eux, refusant tout net de leur parler ou même de les faire entrer parfois, tellement en colère contre tout et tout le monde, contre toute cette compassion qu’il ne voulait pas. Ils l’avaient eu chacun dans leurs bras alors qu’il pleurait de tout son saoul. Ces derniers temps, ils avaient plus l’habitude de le voir ivre, ou pas loin, ou bien de le voir prétendre que tout allait bien.

Aujourd’hui, c’est plutôt un bon jour. Et il n’est même pas ivre, ou migraineux. Il hoche simplement la tête à sa question. Et quand il lui propose de le laisser seul, il est sur le point d’acquiescer, parce qu’il ne sait pas s’il a le courage de faire cela avec elle. Mais elle choisit pour lui, et Manuel n’a pas le courage de refuser car il sait que dans le fond, il a besoin d’elle. Elliot et Maia sont sa famille, et s’il ne peut pas partager cela avec eux, il n’y parviendra jamais. Bee vient dire bonjour à son amie - qui lui demande si ça va. ça fait bien longtemps qu’on ne lui a pas posé la question. Pas sérieusement en tout cas; et il devine bien pourquoi.

“J’imagine qu’il est temps de ranger cette chambre. C’est pas comme s’il allait revenir de toute façon donc….” Il hausse les épaules avec son sarcasme terrible. Être terre-à-terre pour étouffer la détresse qui lui étreint la poitrine, c’est un de ses mécanismes de défense depuis quelques semaines. Il pousse un soupire. “Je ne veux pas la dénaturer complètement.” Il ne veut pas tout vider. Il veut le garder précieusement ici, d’une façon ou d’une autre. Parce que cela restera sa chambre. Toujours, elle restera sa chambre. Il ne peut pas encore imaginer quoique ce soit d’autre. “Mais ça sert à rien de garder tout ça.” Il ajoute avec un signe de main. Il se lève et fait coulisser la porte de sa penderie. Il reste là, son regard détaillant les vêtements rangés à la va vite. Aaron n’était pas le plus ordonné. “Je vais tout donner à l’asso pour laquelle il faisait du bénévolat. Comme mes merveilleux dommages et intérêts” Il pense tout haut avec un sourire sarcastique, qui se tord sous sa peine. Les “dommages et intérêts” de 64 000 livres qu’on lui avait versés après le procès. Il ne supportait plus avoir cet argent sur son compte. “Ce sera plus utile qu’ici.” Il marque une pause, et son visage s’éclaire alors, d’un vrai léger sourire cette fois, alors qu’il attrape un nouveau sweat, du merch de Sid B, encore. “Tu te souviens de celui là? C’est Elliot qui lui avait offert pour son anniversaire, il ne le quittait plus, il m’a fait toute une scène pendant des jours pensant qu’il l’avait perdu ou qu'on lui avait même "volé" - alors que c’était Bee qui l’avait caché dans un coin.” Son sourire se transforme, il exhale un sourire tremblant. Se souvenir est aussi bienfaiteur que destructeur, mais c’est la seule chose qui lui reste. “Celui là reste ici.” Il décide.

Malgré tout l’amour qu’elle a envers Manuel, malgré ce besoin authentique d’être présente pour lui à chaque étape de ce deuil, Maia ne peut s’empêcher de se sentir immensément mal à l’aise face à la situation. Comme si elle faisait tache, prenant une place qui ne lui revenait pas. Elle sait trop bien, pour l’avoir vécu à de maintes reprises au courant des derniers mois, que Manuel ne se retiendrait pas de l’envoyer au diable s’il désirait vraiment être seul. Mais, tout de même, elle regrette presque sa présence ici, précisément ce jour-là. Parce qu’il vient de franchir une immense pas vers l’avant, et parce que sa présence impromptue pourrait peut-être bien mettre un frein à cette étape libératrice.

Elle accueille Bee avec soulagement, profitant de sa présence pour lui gratouiller l’arrière des oreilles, histoire de se redonner une contenance. Puis Manuel rompt le silence, et Maia l’écoute, tout simplement. Le sarcasme de Manuel lui fend le cœur, mais elle conserve un visage de marbre, sachant qu’il risque de se braquer si elle émet la moindre expression faciale qui ressemblerait de près ou de loin à une quelconque sympathie. « On gardera l’essentiel. », souffle-t-elle alors qu’il parle de donner la plupart des effets d’Aaron à une association. Elle-même aurait presque tendance à tout vouloir conserver, à tout mettre dans des boîtes pour éviter les regrets qui pourraient arriver plus tard. Et si, dans dix ans, Manuel regrette ces objets, témoins de la vie de son garçon? Elle conserve tout de même ses réticences pour elle – inutile de lui mettre des bâtons dans les roues. « Il serait sans doute fier de toi, d’avoir pensé les remettre à cet endroit. » Tout comme il serait sans doute heureux de savoir que ses vêtements, ses bouquins et ses jeux vidéo provoqueraient des sourires sur des visages d’adolescents moins privilégiés que lui.

En voyant le sweat que lui tend Manuel, un sourire nostalgique se peint sur les lèvres de Maia, qui hoche doucement la tête. Avançant la main, elle effleure le vêtement du bout des doigts, comme si elle avait peur de l’abîmer à son seul contact. « Je m’en souviens, oui. Je lui avais même offert de lui en acheter un nouveau, parce qu’il semblait tellement contrarié! Il avait refusé parce que ce n’était pas la même chose. », dit-elle en imitant le ton que prenait souvent Aaron lorsqu’il était furieux. « Je peux t’aider, si tu veux. À faire le tri. » Pas qu’elle n’ait un quelconque avis à donner sur la situation, ce droit revient entièrement à Manuel. Mais s’il a besoin d’être accompagné, elle sera présente. « Tu.. tu crois que je pourrais garder quelque chose? Rien qui n’ait une trop grande valeur sentimentale à tes yeux. Mais j’aimerais bien avoir un de ses t-shirts, ou je ne sais trop… Il me manque. », avoue-t-elle finalement, se mordant l’intérieur de la joue avec force. Quelle conne, elle vient ici pour offrir son support à Manuel, et voilà qu’elle risque de l’entraîner avec lui dans une spirale destructrice. Elle inspire un grand coup et passe rapidement ses mains sur ses joues, puis affiche un grand sourire. S’il manque un peu d’authenticité, il a au moins le mérite d’ensoleiller l’espace. « Bon! Par où on commence? », lance-t-elle d’un ton enthousiaste, histoire de rattraper son dérapage.

Manuel se demandait souvent ce que penserait Aaron de lui. Ce qu’il dirait, dans un contexte ou un autre. S’il serait fier. déçu. en colère? Il était plutôt soulagé qu’il ne puisse pas le voir dans cet état, pour être honnête. Parce que MK avait honte de son comportement, de ces crises d’angoisse au beau milieu de la nuit et les cauchemars qui le faisaient pleurer de tout son saoul comme un enfant, de ces crises de colère contre ses proches, de ces bouteilles d’alcool qu’il terminait à la chaîne, de ces combats déloyaux auquel il participait juste pour qu’il soit distrait de la douleur de son coeur par la douleur physique, de sa lâcheté dans sa relation avec Andrew. Il avait honte de tout, mais plus que tout il avait honte de ne pas faire honneur à la vie qu’Aaron avait perdu. Mais il n’avait jamais été fort, il ne s’était jamais senti fort, malgré tout ce qu’on avait pu lui dire dans le passé.

Il avait envie de rire et de pleurer simultanément, alors que Maia imitait la voix outrée et capricieuse de son fils. Il ravala sa peine, et hocha la tête silencieusement à sa proposition. Sans doute pourrait-elle l’aider, parce que s’il avait décidé de faire le tri, il savait que ça n’allait pas être une mince affaire. Il s’apprêtait à s’y mettre sérieusement, quand son amie lui fit cette demande. La voilà encore, cette immonde envie d’éclater en sanglots. De hurler. De tout casser. Il resta silencieux, alors qu’il se forçait de nouveau à ravaler toute cette peine. Maia, elle, semblait regretter ses mots et s’empressait de changer de sujet, lui demandant par où ils allaient commencer ce tri. Il resta silencieux pendant quelques instants, debout, là, au milieu de cette chambre. Il laissa son regard errer sur les affaires de son fils, errer sur ses souvenirs, quelques secondes, une absence, et puis ses yeux qui se tournent vers un objet bien particulier.

Il traverse la chambre, et décroche le tambourin pour enfant qui trône à côté de la porte de la chambre. Il revient sur ses pas, et s’assoit proche de Maia, laissant son épaule se presser contre la sienne, comme pour chercher et donner du réconfort à la fois, et lui tend le tambourin lentement. “Je suis certain qu’il souhaiterait que tu le récupères.” Il murmure. Ce tambourin était l’un des premiers instruments que son fils avait reçu en cadeau, par Maia, des années auparavant, alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Sur la membrane de l’instrument subsistait encore les dessins incertains du gamin qu’Aaron avait été à l’époque. Les années étaient passées, mais l’adolescent ne s’en était jamais débarrassé. Il sent la brûlure des larmes contenues derrière ses pupilles, et il se redresse brusquement en se raclant la gorge. “Allons y.”

Il change le vinyle de Sid B. de face, et ouvre en grand la penderie. “Trois tas. Ici les habits qu’on garde, ici qu'on donne, ici ce qu’on jette.” Il commente et commence à faire exactement ça, se débarrassant uniquement des choses les plus simples: les sous vêtements, les chaussettes, les simples t shirts, les jeans. Dans la pile des habits qu’il garde, tous les t shirts et sweat à thèmes musicaux et/ou de séries/films qu’Aaron ne cessait de porter, des blousons, chaussures, certaines paires de chaussettes. Plusieurs heures plus tard, et ils en avaient enfin fini de la penderie; Manuel se redresse et s’étire un peu. “J’avais pas souvenir qu’il avait autant de fringues…” Il l’avait trop gâté, il faut croire. Il se dirige vers la platine vinyle qui a rapidement cessé de diffuser de la musique et sort quelques vinyles qui se trouvent au-dessous. “Qu’est ce qu’on met pour la suite?” Il lui demande, et après une pause. “Merci pour ton aide, mais tu sais, tu peux y aller si t’as envie, ça fait un moment que t’es là…T'as sûrement autre chose à faire.”

En voyant l’objet que lui tend Manuel, les yeux de Maia s’imbibent de larmes. Aucun objet n’aurait pu être mieux approprié pour elle. C’était elle qui avait offert l’instrument au gamin, des années plus tôt, sans doute dans l’espoir qu’il devienne également musicien. Elle avait bien tenté de lui donner quelques leçons, mais l’enfant préférait largement frapper contre le tambourin sans aucune logique dans son rythme plutôt que de suivre les consignes. Et Maia avait lâché prise assez rapidement, tant le bruit provoquait facilement des maux de tête. Mais de savoir qu’Aaron avait conservé l’objet, ça la touchait droit au cœur. Du bout des doigts, elle effleure l’instrument, et réprime un sanglot qui secoue tout de même son corps. « Merci. », arrive-t-elle à lâcher dans un souffle, adressant à Manuel un sourire sincère malgré les larmes qui perlent dans ses yeux, qui font écho à celles de son ami. Le sentiment de lourdeur qui s’impose en elle lui donne envie de s’effondrer, mais elle se ressaisit, pour lui. Elle se doit de se montrer plus forte qu’elle ne l’est.

Ainsi, feignant un enthousiasme qu’elle ne ressent pas, elle se lève du lit et claque dans ses mains, prête à se lancer dans la tâche. Bien qu’elle ne se sente pas en droit de décider ce qui va dans une pile ou une autre, elle aide Manuel le mieux possible, souriant parfois en reconnaissant certains vêtements qu’Aaron affectionnait particulièrement. La tâche s’avère un peu plus lourde qu’elle ne l’aurait pensé, et les piles au sol sont assez impressionnantes. « Je pense qu’Aaron était un hoarder. », dit-elle avec un demi-sourire, épongeant son front à l’aide de son avant-bras. Puis, elle s’approche de la collection de vinyles, les faisant défiler du bout de l’index avant de s’arrêter sur une pochette. « Les Black Stones, ça te dit ? A gust of wind ? » Rien de mieux pour se changer les idées. Elle tend le vinyle à Manuel, avant de suspendre son geste à ses paroles, le fusillant presque du regard. « Je ne m’en vais nulle part. » Elle tient à être là pour lui, à se sentir utile dans cette situation où elle se sent bien impuissante. C’est la première fois depuis des mois qu’elle a l’impression de vraiment pouvoir l’aider, et elle se promet de poursuivre sur cette lancée jusqu’à ce qu’il l’envoie au diable.

Maia a cette fâcheuse tendance à trop vouloir aider les gens qu’elle aime, à trop vouloir les épauler, les protéger. À un point que ça peut presque en devenir harcelant, comme Elliot aime fortement le lui rappeler. Mais elle préfère largement en faire trop, plutôt que de regretter plus tard de ne pas avoir été là quand ça comptait le plus. « Tu as des boîtes de carton, ou des sacs réutilisables, pour ranger les vêtements ? Si tu préfères, je peux aller les porter à l’organisation… » Peut-être que ça lui éviterait ce sentiment déchirant d’abandonner une portion de ce qui rendait Aaron l’humain qu’il était. « Ou ça peut attendre encore quelques jours, si tu préfères. Tu as faim ? Je peux cuisiner un truc, ou on peut se commander des pizzas. » Parce qu’après cet énorme pas vers l’avant, elle ne peut s’empêcher de craindre que Manuel s’écrase aussitôt. Qu’il retombe au plus bas, qu’il se fracasse contre le sol après une chute terrible

Il était très difficile pour Manuel d’accepter l’aide de quelqu’un. Il préférait se renfermer seul avec sa peine, en pensant que personne ne pouvait comprendre. Et il craignait surtout de déranger. Il se refusait à être un fardeau pour qui que ce soit. Il essayait de se convaincre qu’il pouvait se gérer seul, même si c’était sans doute la plus grosse blague du moment. Il ne savait pas se gérer tout seul. Pas en ce moment. Peu à peu, alors que les semaines - et les mois - passaient, il se demandait s’il allait finir par se sentir vraiment mieux. Les gens disaient que le temps finirait par faire son oeuvre, mais combien de temps lui fallait-il attendre ?

Encore une fois, il avait tenté de pousser Maia hors de chez lui. De lui offrir une porte de sortie. Parce qu’il lui paraissait impossible qu’elle veuille vraiment continuer à l’aider alors qu’elle avait passé une bonne partie de sa journée avec lui. En fait, il ne voulait surtout pas qu’on l’aide parce qu’on avait pitié de lui et de sa situation, et il avait l’impression… que c’était toujours le cas. Mais Maia n’était pas une personne qui abandonnait facilement, elle était tétue, et quand elle lui répondit avec fermeté qu’elle n’allait nulle part, MK sut qu’il ne servait à rien d’essayer de la faire changer d’avis. Il haussa les épaules, et s’empara du vinyle des Black Stones pour l’insérer sur la platine. Au fond de lui…. il sait que ça lui fait du bien, d’être avec quelqu’un aujourd’hui. “J’ai des cartons quelque part dans le grenier, et je m’occuperai de les porter là bas, t’inquiète.” Il veut être celui qui prend la décision - quelque part, il craignait de regretter - placer les vêtements dans des cartons serait déjà une bonne étape de faite.

“Pour être honnête, je ne sais pas s’il me reste grand chose dans la cuisine…” Son régime alimentaire laissait fortement à désirer ces derniers temps. Pourtant, Manuel savait très bien faire la cuisine, et il aimait beaucoup ça - mais il n’en avait plus le goût, il n’en avait plus l’envie, il n’en voyait plus l’intérêt. Il vivait seul, désormais. ça n’en valait pas la peine. “Tu peux aller voir si tu veux, sinon on pourra commander un truc - moi je vais voir si je peux récupérer ces cartons dans le grenier.” Il annonce, sa façon à lui d’indiquer qu’il a besoin d’un moment, de quelques minutes.

Elle sembla le comprendre, puisqu’elle sortit de la chambre pour descendre les escaliers; et Manuel restait seul. Seul avec le silence assourdissant de son esprit, avec sa peine, avec ce deuil accroché à son coeur. Il poussa un soupire et poussa le tas de vêtements allant à la poubelle et celui allant à l’organisation dans un coin pour faire plus de place. La musique des Black Stones emplissait la pièce, comme un doigt d’honneur à la tristesse qui semblait régner dans cette pièce. Manuel se sentait subitement exténué. Il se laissa choir sur la chaise de bureau de son fils, et exhala un profond soupir, passant ses mains sur son visage, et les coudes sur le meuble, resta immobile quelques instants. Puis, il passa une main sur sa barbe de plusieurs semaines, et laissa son regard errer sur le bazar présent sur cet bureau. Il y avait des papiers partout. Des livres de cours, quelques livres, des stylos qui trainaient encore ouverts. Un cadre dans un coin, une photo d’eux deux, en Islande quelques mois plus tôt - MK évita soigneusement de la regarder. Mais ses yeux furent attirés par quelques feuilles qui dépassaient d’un classeur - ou plutôt, du post it qui se trouvait sur ces partitions. Il tira sur ces dernières. think it’s ready - ask dad for his opinion. L’écriture un peu brouillonne de son fils sur le post it. MK retira lentement la note. L’écriture brouillonne de son fils sur les portées, les notes dessinées, les annotations un peu partout, les ratures. Dans sa poitrine, son coeur rate un battement et puis repart un peu précipitamment avec douleur. Ses mains tremblent un peu, alors qu’il lit la musique.
Aaron ne lui a jamais rien montré, rien joué de ce qu’il composait lui même. Manuel savait bien que son fils écrivait et composait beaucoup. Il connaissait son talent, et son potentiel. Mais Aaron ne lui avait jamais rien montré, beaucoup trop perfectionniste - MK, lui, ne l’avait jamais pressé, mais lui avait toujours fait comprendre qu’il était ouvert à écouter quoique ce soit, s’il avait envie. Mais il l’avait toujours laissé aller à son rythme.

Il se redresse brusquement. Et dévale les escaliers en urgence, ignorant la présence de Maia, si elle lui disait quoique ce soit il n’en avait aucune idée, toute son attention portée sur ce qu’il avait dans la tête, dans le cœur, dans ses mains - pour entrer dans le salon, pour s’installer au piano à queue qui prenait la poussière depuis des mois. Il y plaça les partitions. Ses mains sur les touches - il ne réfléchit pas à la crainte qu’il avait de jouer, ou à ce refus de composer, ou d’écrire, ou de faire quoique ce soit en rapport avec la musique depuis le drame. Il exhala dans un tremblement, et puis prit une inspiration et laissa l’écriture brouillonne d’Aaron prendre vie sous ses doigts.

C'était court mais c'était doux. C'était bon, c'était vraiment bon - ça l'était, n'est-ce pas? Manuel était assez clair d'esprit pour reconnaître ça. C'était beau et délicat. Et lorsque les dernières notes retentissaient dans la pièce, il laissait les larmes glisser sur ses joues, submergé sous l'émotion. Sous la fierté de ce que son fils avait composé, et de pouvoir s'y raccrocher, sous le soulagement que lui apportait la sensation de jouer de nouveau, sous la tristesse intolérable que ce serait la seule partition que son fils lui ferait jamais écouter.

Maia ne peut que comprendre la réponse de Manuel – à situation égale, elle aussi préférerait aller porter elle-même les cartons. Un geste qui sera sans doute bénéfique à son deuil, malgré la douleur qui sera sans aucun doute engendrée par celui-ci. Pour seule réponse, elle lui offre un hochement de tête, un sourire compréhensif. C’est déjà une immense étape qu’ils ont franchi aujourd’hui, et elle espère que ce sera la première d’une longue série. C’est en voyant les piles bien réparties qu’elle réalise pleinement à quel point ça lui fait du bien de voir Manuel sortir un peu de sa léthargie, être de nouveau dans l’action. Parce qu’il a toujours eu un rôle tellement important dans sa vie, au départ un mentor, quelqu’un qui lui avait donné l’occasion de mettre à profit son talent musical. Quelqu’un qui lui avait permis de croire en elle, en la possibilité de vivre de la musique. Puis, au fil des années, il avait endossé plusieurs rôles tous plus importants les uns que les autres – meilleur ami, confident, collègue, partenaire créatif. Au final, à l’exception d’Elliot, il était sans aucun doute la plus grande constante dans la vie de Maia, presque comme un partenaire de vie, sans les complications engendrées par les sentiments trop puissants. Mais Manuel, elle l’aimait. Pas de sentiments amoureux, plutôt d’un amour puissant, fort et absolu, du genre qu’on réserve pour ces gens à qui on confierait notre vie sans hésitation. Et à force de le voir aussi perdu, elle avait fini par se perdre elle aussi, du moins en partie. Là, elle a l’impression de revivre un semblant de normalité, et plutôt que de s’inquiéter à savoir combien de temps cette accalmie va durer, elle décide d’en profiter pleinement.

« D’accord, je vais aller voir en bas. », répond-elle-même si elle se doute qu’elle ne trouvera rien de quoi l’inspirer culinairement parlant. Il ne lui faut qu’une minute pour faire l’inventaire des maigres provisions avant d’attraper son téléphone pour commander quelque chose à manger. Nul besoin de consulter Manuel – elle connaît ses goûts, et sait bien que depuis l’accident, il se nourrit surtout par nécessité plutôt que par envie de combler un quelconque désir gustatif.

Elle l’entend qui dévale les escaliers à toute vitesse, alors qu’elle s’en approche justement. « Ouais on va laisser tomber la cuisine pour ce soir, mais je viens de comman - », commence-t-elle avant de s’interrompre, parce que Manuel l’ignore superbement, filant plutôt vers le salon. Les pas de Maia emboitent les siens, et lorsqu’elle le voit s’installer devant le piano, elle retient son souffle. Elle a presque l’impression que son cœur s’arrête de battre, tant l’image qui s’offre à son regard ne fait plus partie de l’inventaire des possibilités. Puis, naturellement, la musique emplit la pièce. Les mains de Manuel qui défilent sur les touches arrachent des frissons à la jeune femme, mais c’est de le voir si ému qui achève de la chavirer à son tour. Parce que sans trop comprendre ce qui se passe, sans pouvoir deviner que la partition a été écrite par Aaron, elle sait d’instinct que ce qui se passe est important. Que ça prenait un sacré choc pour que Manuel reprenne la musique, et que même si l’instant ne durera pas toujours, qu’il vient de réapprivoiser une immense partie de lui-même.

Le silence s’installe, et Maia passe ses mains sur ses joues pour en chasser les larmes. Un geste bien inutile, puisque celles-ci se multiplient, la jeune femme étant trop touchée par ce dont elle vient d’être témoin pour pouvoir se ressaisir. Lentement, elle s’approche de Manuel, s’assoit à ses côtés sur le petit banc. Et c’est alors que son regard voit vraiment la partition qu’elle comprend qui l’a écrite. « Oh.. » Un couinement, qui s’étouffe dans sa gorge. Un sanglot réprimé. Maia sent une puissante vague d’émotion la submerger, et elle inspire profondément, avant de poser son regard sur Manuel. Nul ne sert de tenter de camoufler son émotion, les larmes coulent librement sur son visage, sa lèvre inférieure tremble légèrement. « Magnifique. », lâche-t-elle simplement dans un souffle, incapable d’en dire davantage.

Lui qui avait toujours été doué avec les mots; qui écrivait les paroles de la majorité des chansons de leur groupe, se sentait incapable d’exprimer ce qu’il ressentait. C’était à ses yeux impossible. Il n’y avait pas de mot assez fort pour qualifier la violence du chagrin qui l'oppressait. Il n’y avait aucune langue, aucun langage ou dialecte au monde capable de rendre avec justesse ce qu’il traversait. Il avait essayé pourtant. De l’écrire, de le dire, sans aucun succès. L’ironie de cette musique qui prenait vie sous ses doigts, c’est qu’elle célébrait quelqu’un qui n’était plus de ce monde. Oui, il y avait quelque chose de rassurant, de si beau dans ce moment; ce morceau l’héritage d’Aaron, sa trace dans le monde. Mais l’ironie de cette musique, c’est que son fils lui avait donné le nom de saman, et sa traduction en dessous - together. Rien n’avait été plus faux, et rien n’aurait pu faire plus mal; et Manuel n’était pas prêt à utiliser cette métaphore, à se réconforter par la présence de ce morceau dans sa vie. C’était un bout d’Aaron qui emplissait la pièce, mais ce n’était pas lui. Et il ne reviendrait pas. Il ne reviendrait jamais. Disparu, pour toujours. Et ils ne seraient plus jamais ensemble. Il ne serait plus à ses côtés sur ce canapé. Il ne serait plus à ses côtés lors de certains de ses concerts. Il ne s’endormirait plus contre lui lors de leurs soirées films et ne prétendrait plus le lendemain que rien ne s’était passé parce qu’il était trop grand pour s’endormir dans les bras de son père.

L’ironie de cette musique, c’est qu’elle lui donnait envie de se relever, de se battre, de combattre toute cette tristesse immense, et de la transformer en quelque chose d’utile; mais qu’elle lui donnait également l’envie de hurler et de sauter d’un immeuble pour faire cesser la douleur intolérable de l’absence. Et puis; il avait cette impression d’être de nouveau en vie. Il était là; c’était lui à ce piano, c’était sous ses doigts que la musique d’Aaron prenait vie; et c’était un peu son coeur qui battait de nouveau alors que la musique remplissait la pièce. Il était vivant; et tout ne resterait pas si abject pour toujours, il y avait des choses sacrés, comme ce morceau, comme la musique, l’intemporelle, qui serait toujours là, qui le soutiendrait toujours quoiqu’il arrive. Et puis il y avait cette culpabilité, celle qu’il ressentait à se sentir en vie lorsque ce morceau représentait son fils qui lui, n’était plus. C’était tout ça à la fois, ce moment, et Manuel restait immobile alors qu’il assimilait tout cela, en pleurs, ses mains retombées sur ses genoux.

Il se souvint de la présence de Maia quand elle s’assit à ses côtés. Il avait l’impression d’étouffer. Il se forçait à ravaler tous ses sanglots, ce qui le faisait trembler; ça lui faisait mal, même. Il ne savait pas quoi faire de lui même. Il l’entendit pleurer, son amie. Il ne pouvait que comprendre. Aaron était aimé de toutes les personnes qui le connaissaient; et bien sûr que Maia est Eliott étaient touchés. Ils faisaient partis de la même famille, tous. Il lui montra le post it, derrière la partition. “Il ne m’avait jamais rien fait écouté, et maintenant -.” Sa voix se brisa, hideusement sous le chagrin. Maintenant il ne pourrait plus jamais le faire. “Je ne comprends pas” Sa voix tremble sous l’incompréhension, ses larmes tombent. “Il était le plus - pourquoi? - il était-” Et puis il se tut. Incapable dans dire plus. Résigné. Il les avait déjà dit, ces mots. Il les avait déjà posé, ces questions. Elles n’avaient pas de réponses. Elles étaient juste là, à le hanter, à le torturer. Il ferma les yeux avec fureur, et sa main attrapa celle de son amie avec l’énergie du désespoir alors qu’il se raccrochait à elle sans doute autant qu’elle se raccrochait à lui. Pendant plusieurs secondes, minutes, il ne dit rien. Il cherchait à calmer les palpitations douloureuses dans sa poitrine qui lui donnaient des vertiges. Il était exténué. Il finit par lâcher sa main, et puis se lever.

Il quitta la maison, et sortit dans le jardin. Il crachottait à moitié, et il faisait plutôt froid, mais c’est ce dont il avait besoin. Il parvint à s’allumer une cigarette, et tira dessus avec détresse. Il se prendrait bien un verre. Il resta immobile pendant longtemps. Il devina la présence de Maia à ses côtés au bout de quelques minutes, mais il ne dit rien. Et elle ne dit rien non plus. Il prit sur lui. Il ravala ces larmes qui n’aidaient pas, qui n’aidaient personne, qui n’étaient que déshonneur à la mémoire de son fils. Il se raccrocha à une nouvelle idée - qui le tiendrait peut être hors de l’eau pour quelques jours. “Il faut que je l’enregistre.” Il dit soudainement, brisant le silence. “Il faut que j’aille aux studios, et que j’enregistre ce morceau.” Il répéta avec plus de fermeté, se tournant vers Maia, lui prenant le bras comme pour la convaincre - il avait un certain éclat dans le regard. C’était la solution, c’était ce qu’il allait faire, pour le moment. Il allait faire connaître ce morceau au monde. “On va le rendre disponible partout. On va donner l’argent.” Il pense tout haut, son esprit bouillonnant à l’idée de faire quelque chose qui rende hommage à son fils.

Le chagrin qu’elle ressent n’est pas seulement que le sien, elle peut sentir le désespoir de Manuel, cette plaie béante, dont le processus de cicatrisation n’a pas encore commencé. Cette blessure dont la douleur vient d’être ravivée comme jamais. Maia passe ses mains sur ses joues pour en chasser les larmes, mais celles-ci se renouvellent sans cesse, la jeune femme étant trop touchée pour pouvoir se ressaisir. Elle aimait Aaron comme on aime un membre de sa famille, comme on aime un ami. Sa perte en soi est une profonde tragédie, mais d’en plus voir Manuel se perdre au fil des mois qui s’écoulent est pratiquement insupportable. Elle s’était habituée à son état, mais de le voir aussi exalté dans sa douleur la ramène des mois en arrière.

C’est dans un geste naturel que la main de Manuel trouve la sienne, broyant celle-ci dans une étreinte qui a sans doute l’effet d’une bouée de sauvetage. Et Maia serre la sienne en retour, se montrant forte pour lui. Elle calme les sanglots qui se nouent dans sa gorge, la tête encore remplie des notes écrites par le jeune homme. C’est à la fois profondément tragique, et magnifique. Manuel aurait pris un tel plaisir à composer avec son fils, à travailler durant des heures sur des portées afin de trouver l’amalgame parfait des notes, à coucher des mots sur des pages jusqu’à trouver les paroles parfaites… Être ainsi confronté à ce qui aurait pu être ne fait qu’exacerber la douleur qu’ils ressentent tous. Mais d’un autre côté, cette pièce est un petit bijou en soi. Ce n’est pas parfait, mais c’est beau. C’est Aaron. Qui, sans même le savoir, a laissé derrière lui un petit pan de son essence. Une pièce, une seule, que Manuel pourra conserver avec lui pour le reste de ses jours.

Soudainement, Manuel se lève, et Maia lui emboîte le pas. Elle a à peine le temps de se lever du banc qu’elle entend la porte s’ouvrir, laissant l’air frais envahir l’espace. Sans attraper sa veste, elle le suit à l’extérieur, passant ses mains sur ses bras dans l’espoir de se réchauffer un peu alors que le silence s’éternise. Elle le connaît assez bien pour savoir que ses pensées doivent défiler à toute vitesse, préfère ne pas l’interrompre. Puis, lorsque sa voix rompt enfin le silence, ses mots provoquent un sentiment de pure surprise chez la musicienne. Cette pause musicale s’est éternisée suffisamment longtemps pour que Maia se demande à savoir si elle prendrait fin un jour. Déjà, de voir Manuel au piano, ça l’a émue considérablement. Mais de savoir qu’il compte aller en studio pour l’enregistrer, ça la touche sincèrement, si bien qu’elle ne peut cette fois retenir le sanglot qui franchit ses lèvres alors qu’elle hoche frénétiquement la tête. Ça fait des mois qu’elle n’a pas vu cette lueur briller au fond du regard de son meilleur ami, et ça lui fait un bien fou. « Tu n’as pas le choix. C’est ce qu’il faut faire ! », répond-elle, sincère. « La musique d’Aaron mérite d’être entendue à travers le monde. Je peux venir avec toi, si tu veux. Elliott aussi. » Parce qu’elle détesterait le voir affronter seul cet enregistrement qui risque d’être des plus émotifs. Mais s’il ressent que la solitude est de mise, que c’est ce dont il a besoin, elle n’insistera pas.

Parfois, il avait l’impression d’étouffer à l’intérieur, comme une sorte de claustrophobie. Pas au vrai sens médical du terme, mais plus comme s’il ne supportait plus d’être enfermé dans cette maison, avec ses pensées, et les souvenirs qui transpiraient de chaque pièce. Avec lui. Parfois, il avait des crises d’angoisse. Quand il était au plus bas, il aurait préféré que quelqu’un efface sa mémoire, lui fasse oublier son fils; et comble le trou dans sa poitrine. Qu’il puisse respirer de nouveau sans avoir l’impression de perdre pieds. Mais bien sûr, ces pensées ne duraient jamais longtemps. Il s’en voulait toujours, après coup. Il ne voulait pas oublier Aaron, même si c’était douloureux. Il ne savait juste pas s’il avait suffisamment de force pour faire son deuil. Comment faisaient tous les autres?

L’air frais lui avait fait du bien. ça l’avait calmé, il s’était efforcé de respirer longuement. L’idée s’était imposé comme une évidence, et tombait au bon moment. Il avait maintenant un but, un objectif; et cela n’allait sans doute durer que quelques jours, mais c’était pour le moment suffisant. Il savait ce qu’il avait à faire. Cela lui permettait de ne pas se perdre, s’éloigner, perdre le nord, en quelque sorte. Tant qu’il avait quelque chose à faire, quelque chose qui faisait encore sens - car peu de choses avaient de sens désormais - Manuel ne se sentait plus aussi paumé. Et enregistrer le morceau d’Aaron semblait être la chose à faire. Cela ne le concernait pas lui, juste son fils. Le reste n’avait pas d’importance.

Maia semblait être d’accord avec son idée, aussi enthousiaste que lui. Il y avait une pensée insidieuse qui se faufilait dans l’esprit de Manuel. Il se demandait quand est ce qu’il allait la décevoir. Il ne voulait pas y penser pour le moment. Il ne pouvait pas penser à autre chose, il ne pouvait pas se projeter dans un quelconque futur, le groupe; et celui qu’il avait été dans ce groupe, lui paraissaient être à des kilomètres de ce qu’il était désormais. Chaque jour était une nouvelle bataille, et il n’avait pas le temps ou surtout, l’énergie pour autre chose. Pas encore.

La légère pluie et le vent avait fini par éteindre sa cigarette sur laquelle il avait arrêté de tirer un instant, perdu dans ses pensées. Il la ralluma péniblement en protégeant la flamme du vent avec sa main; alors que Maïa lui proposait d’enregistrer le morceau avec lui - d’en parler à Elliott pour qu’il vienne aussi. Il exhala la fumée lentement. Il y avait bien peu de choses sur lesquelles il était certain ces jours-ci. Celle ci en était une. Il secoua la tête. “Non, pas besoin.” Peut être que la décevoir arrivait plus vite que prévu, en fait. C’est la réflexion qu’il se fit avant de se rapprocher d’elle. “Je dois faire ça seul.” Il le sentait, la présence des Smiths ne l’aiderait pas, il faut dire qu’il avait également eu sa dose de sociabilité de la journée. Il avait besoin d’être seul. Du moins, c’est ce dont il se persuadait. “De toute façon, il n’y a qu’un piano, on a pas besoin d’être plusieurs” Il lança, pragmatique, avant d’attirer Maia dans ses bras, refermant ses bras dans son dos un instant, cherchant à donner un réconfort - ou à en recevoir; avant de s’éloigner et de déposer un bref baiser sur sa tempe - l’affection d’un frère. “Merci pour aujourd’hui.” Il annonce lentement avant de rentrer de nouveau dans la maison, pour enfiler ses chaussures. “Tu peux fermer derrière toi quand tu veux!” Il récupère les partitions sur le piano, et sort de la maison en fermant la porte derrière lui; parce que oui, il comptait faire ça maintenant; quitte à y passer la nuit.