« Les gens heureux sont ceux qui écoutent de la musique ». Certes, si nous prenons la phrase à première vue, on peut la trouver totalement stupide. Les gens qui écoutent de la musique peuvent autant être malheureux que ceux qui n’en écoutent pas ou peu. Mais il fallait voir les choses au-delà des simples mots. C'est le moment où l'on écoute la musique qui nous rend heureux. Le moment où on écoute juste la musique ou celui où on en joue, celui où on la laisse nous envahir pour ne finalement ne faire qu'un avec celle-ci. Elle nous emporte, nous tient compagnie. C'est peut-être finalement la seule chose sur laquelle on est sûr de pouvoir compter. La musique, je ne l’écoutais pas seulement. Je la faisais, je crée de la musique, je joue de la musique, je vends de la musique. J’étais passée de la petite groupie des Black Stones et de Brandon Lewis, à l’Artiste féminine de l’année, en l’espace de deux albums ! Vous imaginez ce que ce trophée, ce que cette consécration puisse représenter pour moi ? Vous imaginez la joie qui m’envahit à la prononciation de mon nom ? Tallulah Rivers ! Scandée, applaudit, louée, reconnue par ses paires comme étant une artiste à part entière ! C’est la récompense de toute une vie. Tous mes efforts, toutes ambition de ma part, prenait forme en ce trophée que je tenais tremblante en mains. Cette soirée, est de loin, la meilleure soirée de ma vie !

Je comptais savourer chaque instant, chaque sollicitation, chaque interview, séance photos, dédicaces et autographes, chaque félicitation, chaque encouragement, chaque baiser sur la joue, chaque accolade, chaque verre porté à ma victoire. Quoi que puisse en dire les rageux, j’ai travaillé dur pour en arriver là, j’en ai fait des sacrifices, et ils en valaient tous la peine. Un à un, sans la moindre exception. Pour moi, ce trophée ne signait que le début ! Mais pour l’heure, un autre tapie rouge m’attendait. Celui de l’after party organisée par un grand magazine, Je n’avais même pas me temps de jeter un œil à mon téléphone qui avait un nombre incalculable de notifications. D’ailleurs, à ce sujet, ou était donc Nancy ? J’espérais au moins faire la Une, lui épargnant ses fraques interminables. Inutile de penser à elle, je me laissais guider jusqu’à l’intérieur du lieu où se déroulait la soirée. Certaine d’y voir des têtes connues, et d’autres, que j’aspirais à connaitre. C’est ainsi que j’entamais ma soirée, un verre à la main et un sourire que rien ne pouvait faire décoller de mes lèvres.

Il y avait du monde, c’est le moins qu’on puisse dire. Et alors que je m’apprêtais à quitter un groupe de conversation pour un autre, je sentis un liquide froid aspergeait ma robe noire dans sa quasi-intégralité. Surprise par le contact, mon sourire disparue, et une colère dû au choc gagnait progressivement mes traits. « Vous êtes aveugle ou quoi ? » M’écriais-je. Mon regard remontant petit à petit sur la silhouette me faisant face, je vois un verre vide, je remonte au visage et je découvre celui de Leah Anderson ! Cette poufiasse venait tout juste de signer son arrêt de mort. Ma colère devint rage lorsque je compris que c’est elle qui avait fait cela ! « Toi ! » Dis-je en serrant les dents et la fusillant du regard. « Tu ne pouvais pas t’en empêcher, hein ? Espèce de peste ! » J’en avais cure du fait que c’est un accident, avec elle, je n’y croyais pas à cette version. Sous l’impulsion, je jetais le contenu de mon verre sur elle, quitte à en faire une scène. « Maintenant, on est quitte ! » je la gratifiai d’un sourire.

Dès son plus jeune âge, Leah avait développé un intérêt immense pour le monde de la musique rock. Déjà, à l’adolescence, elle dépensait tout son argent de poche amassé lorsqu’elle gardait certains enfants de son voisinage pour acheter des magasines afin de lire et relire les interviews de ses stars préférées, ou s’offrir les albums les plus récents. Ses sœurs, qui préféraient largement la musique pop, râlaient continuellement au son de la musique qui émanait toujours de sa chambre, mais ça ne lui faisait pas un pli. Bien qu’elle ne jouisse pas elle-même de talent particulier pour la musique – Jude, son petit ami de l’époque, avait bien tenté de lui apprendre sans succès à se servir d’une guitare, et elle avait tenté à de maintes reprises de maîtriser sa voix sans toutefois arriver à pousser les notes désirées – elle avait toujours su que sa vie serait toujours liée de près ou de loin à cet univers. De fil en aiguille, elle s’était taillé une place de choix dans la scène rock de Londres. Malgré le fait qu’elle soit manager depuis des années, qu’elle soit mariée au leader d’un des groupes les plus populaires, bref qu’elle soit là pour le rester, elle n’en revenait pas de sa chance. Pour elle, participer à une soirée comme les Brit Awards, c’était irréel, malgré le fait qu’elle y assiste à toutes les années depuis un moment. Le clou de la soirée pour elle avait été l’annonce du groupe de l’année. Le fait de voir les Warning Sign et les Black Stones s’affronter dans cette catégorie était certainement un sujet prompt à créer des malaises, mais Brandon et elle avaient décidé d’en faire une compétition amicale. Et lorsque les Warning Sign avaient été annoncés gagnants, l’immense sentiment de joie et de fierté qu’elle ressentait jusque dans ses tripes n’avait pas dépassé la compassion qu’elle ressentait envers son époux, lui adressant alors une moue de convenance en serrant sa main.

Et, évidemment, lorsque Tallulah avait été couronnée artiste féminine de l’année, Leah avait dû se contenter d’arborer son plus beau sourire en applaudissant comme les autres, masquant tout de son agacement. Dans les faits, Tallulah avait énormément de talent, elle savait le reconnaître. Mais le passif présent entre elles était trop important pour que la manager puisse réellement apprécier l’artiste. Évoluer dans l’univers rock signifiait être témoin de la présence de Tallulah jour et nuit. Elle voyait son nom partout, alors qu’elle aurait largement préféré pouvoir rayer un trait définitif sur cette femme qui était en partie responsable des moments les plus sombres de sa vie. Ainsi, le fait de la voir présente à la même soirée où elle et Brandon avaient été invités ne lui faisait pas particulièrement plaisir, mais elle était de toute manière trop occupée à tenter de gérer les multiples demandes d’entrevues avec les Warning Sign pour s’en soucier outre-mesure. Ayant perdu Brandon de vue depuis quelques minutes, Leah tentait à la fois de gérer sa flûte de champagne, son téléphone qui ne cessait de vibrer, et les gens qui venaient la saluer. Puis, lorsqu’elle répond à un courriel urgent, elle sent quelqu’un qui la bouscule légèrement et son verre lui échappe de ses mains.

Elle lève aussitôt le regard pour se confondre en excuses à la personne qu’elle vient d’asperger de champagne, et blêmit en voyant la longue chevelure blonde. Le regard noir, presque cruel que lui envoie Tallulah lui fait monter le rouge aux joues, et Leah secoue vivement la tête en reculant d’un pas. « C’était un accident. », commence-t-elle d’une voix qui manque un peu d’assurance, avant que Tallulah lui lance à son tour le contenu de son verre. Ne pouvant retenir un petit cri d’indignation, Leah observe l’étendue des dégâts avant de relever son visage vers Tallulah, lui rendant son sourire. Le sien étant particulièrement crispé, comme si chacun des muscles de son visage la faisait souffrir. « Bravo. Très mature, Tallulah. », lance-t-elle d’un ton qui se veut condescendant, mais duquel perce la rage qu’elle ressent jusqu’au plus profond de son âme. Parce qu’elle a trop souvent fait la une des journaux à potins et qu’elle sait à quel point elle n’a pas envie de replonger dans cette folie, elle s’efforce de faire bonne figure, de maintenir son calme. Mais le regard haineux qu’elle lance à la jeune femme ne fait aucun doute, il ne suffirait que d’une flammèche pour qu’elle s’embrase complètement.

Leah et moi, c’est une grande histoire. Dont la nature s’est vu peindre de toutes les couleurs possibles et imaginables. D'abord, nous avions commencé par être amies. Nous avions les mêmes passions surtout en termes de musique. Toutes les deux fans des Black Stones, nous passions notre temps à parler de ça et des membres du groupe. On chantait leurs chansons aussi. Tout allait pour le mieux jusqu'au jour où Leah appris que j'avais le béguin pour Brandon Lewis. Je pouvais passer des journées à parler de Brandon. Des journées à penser à lui et à m'imaginer dans ses bras. C’était mon secret et personne n'aurait de être courant de ce fait. En même temps, je ne sais pas comment Brandon aurait été au courant si personne ne devait le savoir. Enfin bref, tous cela pour dire que le fait que je sois sortie avec Brandon, et disons les choses plus clairement, que Brando l’ait quitté pour moi à cette époque, a été le déclencheur de je ne sais quelle rancune envers moi. Au final, cette histoire avec Brandon, je ne la regrette pas, jamais je ne pourrai regretter d’avoir vécu cette histoire, avec un homme qui m’avait tant appris et donné. Et finalement, elle devrait être contente, vu que c’est elle Madame Lewis !

Ce qui me mettait en rogne à cette minute précise, c’est le fait qu’il a fallu que ce soit elle qui vient gâcher ma soirée. Ma victoire ! Ma joie ! Je le regardais avec un regard noir. J'aurais eu des fusils à la place des yeux, elles auraient été mortes sur place. Game Over, Anderson. Cela m'exaspérait que les gens me foncent dedans comme cela. Pour la plupart, ils ne savaient pas à qui ils s'adressaient. Et puis, c'était seulement un manque de savoir-vivre de bousculer tout le monde. Je cherchai des yeux les gens qui l'accompagnaient, et eu alors un sourire sarcastique. Brandon n’est donc pas dans les parages. En même temps, s’il avait été là, elle n’aurait pas osé renverser son alcool sur moi. Car le scénario de l’accident, on ne me le faisait pas. Pas avec ce nom et avec cette tronche.

« Oh, pitié, la gamine ça a toujours été toi ! Qu’est ce que t’es venue foutre dans mon périmètre, d’ailleurs ? » Je marquais une courte pause. Leah n'eût pas le temps de répondre que je continuais. « Oh mais j’oubliais, t’as toujours été qu’une incapable jalouse, excuse-moi ! » De nature, je n'étais pas méchante. Je n’étais pas non plus arrogante. Je ne prenais que rarement ce ton condescendant, mais elle l’avait bien cherché. Je le devenais juste avec les gens qui ne m'aimaient pas. Et comme par hasard, ceux qui ne m’appréciaient pas étaient toutes amies avec elle. Faith, la folle dingue. Et ma propre manager, qui n’était même pas là ce soir ! Peut-être faudrait-il que j’en touche un mot à Austin pour revoir mon contrat. Franchement, cette histoire avec Brandon remonte à des années, n’avait-elle pas en ce qu’elle voulait ? Bon d'accord, cette histoire est censée être plus compliquée que cela mais même... Je continuais de regarder Leah avec un rictus, attendant une réaction ou tout simplement une réponse.

Aux paroles de Tallulah, les mâchoires de Leah se contractent douloureusement alors qu’elle prend une grande inspiration, espérant calmer un peu ses nerfs. Qu’est-ce qu’elle ne donnerait pas pour passer un quart d’heure seule à seule avec elle pour lui hurler ses quatre vérités au visage, sans peur des représailles? Tallulah provoque en elle en tel sentiment de haine qu’il en devient presque insupportable. À vrai dire, la meilleure chose à faire en ce moment serait sans doute de simplement tourner les talons et de la laisser avec cette hargne non dissimulée. Parce que ça ne sert strictement à rien de se rabaisser à son niveau et de se lancer dans cette bataille. Sauf qu’elle ne peut pas le faire, ses pieds semblent être cloués au sol alors qu’elle renvoie à la chanteuse ce regard noir. « Dans ton périmètre? » Leah recule d’un pas, dévisageant la blonde de la tête aux pieds, attardant légèrement son regard vers le bas avant de la fusiller de nouveau du regard. « Ça va, les chevilles? J’ignorais que ce monde t’appartenait. Que cette fête avait été donnée en ton honneur. À dire vrai, je ne t’avais même pas vue, parce que contrairement à ce que tu sembles croire, le monde ne tourne pas autour de toi. »

Les mots crachés comme du venin la dégoûtent. Ça ne lui ressemble tellement pas de parler ainsi, elle qui est caractérisée par cette douceur, par cette gentillesse qui est une partie intégrale de sa personnalité. Mais Tallulah réveille en elle la partie la plus sombre d’elle-même, celle qu’elle déteste, qu’elle voudrait faire taire. C’est qu’elle représente sans doute à ses yeux ce qu’il y a de pire en l’être humain. La trahison. Parce qu’il était une époque où toutes les deux étaient amies, jusqu’à ce que Tallulah se mette à utiliser Leah pour se rapprocher des Black Stones. Aux yeux de la brune, elle lui avait pris pas mal de choses, et jamais elle n’avait éprouvé le moindre remord. L’amitié étant si importante aux yeux de Leah, elle n’avait jamais pu digérer une telle chose. Encore aujourd’hui, des années plus tard, la blessure restait à vif.

« Quant à la jalousie… J’ignore de quoi tu veux parler. Oh, est-ce que c’est de la fois où tu m’as planté un couteau dans le dos après avoir fait semblant que nous étions amies? Je ne vois pas ce que la jalousie a à voir là-dedans, mais tu as raison, c’était quand même très petit de ta part. » Si son ton demeure froid, un sourire s’étire sur ses lèvres alors qu’elle regarde son verre, presque vide. En remarquant un serveur passer près d’elle, elle s’apprête à poser sa flûte vide sur le plateau de celui-ci, mais suspend son geste en toisant la blonde du regard. « Je préfère vérifier, tu veux terminer mon verre? Je sais à quel point tu aimes prendre les trucs qui m’appartiennent. » Évidemment, son époux n’est pas à ses yeux une possession quelconque. Jamais elle ne le prendra pour acquis, et tous les deux continuent malgré toutes les années à se surprendre, à se séduire, à entretenir la flamme. Mais le commentaire était trop bien placé pour être ignoré, et Leah adresse à Tallulah un large sourire, bien que son regard demeure aussi glacial.

Je suis la ténébreuse, c’est ainsi qu’on voulait me décrire. Surtout si on me comparait à Leah, la gentille, la douce. Moi, j’étais l’opposé selon les dires, mon esprit est similaire à un enchevêtrement de ronces mystérieuses et de roses incompréhensible. J’étais comme une porte insondable, un mur creux, une pluie tombée d'un nuage. Je ne suis pas lâche, mes amis, je suis une mutique des sentiments. Je la regardais de haut, remarque ce n’était pas difficile vu sa taille comparée à la mienne. Je restais de marbre, mais à l’intérieur je bouillonnais, j’étais abasourdie par les accusations qu’elle me lançait à la gueule. Peut-être avais-je mal entendu ? Peut-être arrangeais-je la vérité pour la rendre acceptable ? Peut-être n'étais-je qu'un amas de chair d'arcanes et de sang, de cheveux blonds et de grandes digues en os, convaincue et trompée par ses propres ruses ? Et pourtant, j'en avais entendu des choses dans ma vie. Des choses que tout un chacun n'imaginerait jamais entendre. « Tu as été adoptée » Les quatre mots qui restaient, et resteraient, éternellement en travers de ma gorge, quelques litanies romantiques, paroles assassines au souffle létal pareil au poison d'un serpent. « Je me suis servi de toi », « Au fond, je t'ai jamais aimé » et j'en passe. J'avais appris à aimer sans chercher un retour, à chercher sans jamais trouver. Je ne vivais pas dans une espérance vaine, un espoir faux, je vivais dans un renouveau constant, une certaine lassitude d'esprit. Et pourtant, pourquoi mon cœur s'affolait-il ? Pourquoi quelques mots qui ne faisaient que confirmer ce que je pensais depuis un certain temps à savoir que Leah et toute sa bande n’ont jamais su rien faire d’autres que de me juger et de me caser dans une boite bien dimensionnée, bien cadrée, bien fermée. Pourquoi ne pouvais-je réagir violemment, pourquoi n'attaquais-je pas alors que l'occasion était idéale, parfaite ?

« Alors c’est ainsi que tu vois les choses ? » Je repris après lui avoir laissé le temps de cracher son venin sur mon compte. Petite gentille Leah, pleine de haine au bout du compte. « J’ignorais que tu considérais Brandon comme TON périmètre, comme un objet que tu possèdes ! Car au final, alors même que tu portes son nom, tu n’as jamais pu te faire à l’idée que fut un temps ou il t’avait laissé tomber pour moi, ou j’étais sa muse » Lui crachais-je en avançant mon visage vers le sien. Qu’elle vide son verre si cela lui fait plaisir. Qu’est-ce que j’ai bien pu lui prendre d’autre ? Tout tourne autour de Brandon Lewis. « Je ne t’ai jamais rien pris, Leah. La pseudo trahison que tu t’imagines n’a jamais été que le fait que tu n’as plus été le centre du monde de certaines personnes que tu prenais pour acquis… » Je me redressais en soupirant à son visage. Je ne voulais pas être la peste car c’est ce qu’elle voulait que je sois. Mais l’heure des quatre vérités est ici et maintenant. « Comme tu ne pourras jamais te faire à l’idée que tout un monde t’échappe, ce même monde que ta tendre moitié ne pourra jamais partager avec toi. L’artiste en lui m’appartiendra toujours, que ça te plaise ou non » La connexion et l’alchimie artistique que je partageais avec Brandon n’a jamais cessé. Sur ce, je lui adressais un sourire, avant de ne la détourner et de me diriger vers les toilettes, histoire de nettoyer les dégâts de la sainte ni touche

Suite aux paroles de Tallulah, Leah reste là, bouche-bée. Complètement stoïque, pire encore que si la jeune femme l’avait giflée en plein visage. L’idée qu’une part de Brandon continue d’appartenir à la chanteuse lui est tellement douloureuse qu’elle en perd le souffle. Son cœur s’affole, alors qu’une pensée immonde s’empare de son esprit. Et si c’était vrai? Leah n’a rien d’une femme incroyablement jalouse ou possessive. Elle a confiance en son époux, chose vitale à ses yeux pour une relation saine, d’autant plus que leurs métiers respectifs les amènent souvent à voyager pendant des semaines. Il n’est pas rare qu’ils passent de longs moments sans se voir, mais jamais elle n’a douté de lui. Pas plus qu’elle ne doute de lui en cet instant précis.

Mais l’idée qu’une part de lui puisse être restée auprès de Tallulah l’écœure à un point inimaginable. Certes, bien qu’elle évolue dans l’univers musical depuis des années, Leah n’a rien d’une artiste. Elle sait reconnaître le talent, apprécier les accords musicaux, jouir des paroles. Mais elle ne crée pas. Et si elle n’hésite jamais à donner son avis à Brandon lorsqu’il lui montre de nouveaux accords composés, si elle a l’impression que son avis vaut quelque chose aux yeux du musicien, elle n’est pas irrationnelle au point de penser qu’elle partage complètement cette passion avec lui. Parce qu’elle sait qu’auprès de ses pairs, il entre dans une symbiose absolue, où la création se mêle à l’inspiration. Et qu’il partage ça avec Owen, Faith, Luke ou Gabriel, ça ne lui fait pas un pli, au contraire. Elle adore le voir revenir de ses session créatives, le regard brillant, satisfait du travail accompli. Mais qu’il puisse partager cette part de lui avec Tallulah, ça lui file la nausée.

Impuissante, elle suit du regard la blonde qui s’éclipse vers les toilettes, avant de se ressaisir. Fulminante, elle franchit d’un pas rapide la distance qui la sépare de la jeune femme, lui attrapant le bras au passage pour la forcer à la regarder bien en face. Son regard n’est que haine. « Ne fait pas l’erreur de croire que tu as une place privilégiée auprès de lui. », crache-t-elle au visage de la chanteuse. « Réalises-tu à quel point tu ne comprends rien à la situation? Tu te déresponsabilises à un tel point que ça en devient hallucinant. Tu étais mon amie, je te faisais confiance. Et t’en n’a jamais rien eu à foutre. Parce que rien ne compte pour toi, sinon ta propre personne, et tes désirs immédiats. Mais réalises-tu qu’au bout du compte, le résultat, c’est que tu es complètement seule? Tu as du talent, ça, personne ne pourra jamais te l’enlever. Mais ça doit être pénible de vivre ainsi, d’être animée par ton détachement, même ta cruauté. Un de ces jours, tu vas te réveiller et réaliser que le succès que tu as ne suffira jamais à palier les manques dans ta vie. Parce que tu es seule, Tallulah. Et tu le seras probablement toujours. » Sa tirade enfin terminée, Leah relâche sa prise, et recule d’un pas. Elle bouillonne d’une telle colère qu’elle sent les larmes lui monter aux yeux, chose particulièrement humiliante en ce moment où elle voudrait se montrer plus forte que jamais. Alors, à son tour, elle tourne les talons, non sans adresser à la chanteuse un dernier regard assassin. Elle a grand besoin de se changer les idées, et ce n’est certainement pas en restant à cette fête qu’elle y parviendra.

Continuer à me prendre la tête avec Leah Anderson, n’est pas une idée qui me réjouit. Je préférais mettre un terme à ce face-à-face, la nuit est encore longue et ma robe avait besoin d’un coup de nettoyage immédiat. Mon calme que je retrouvais progressivement à chaque pas fait, venait de connaitre une interruption non négligeable lorsque je sentis une main me tirer le bras. Comment osait-elle ?  J'ouvris la bouche, pour la refermer précipitamment. Je ne me faisais pas confiance, ni à mon esprit embrumé, à mes pensées embrouillées ou à ma bouche traitresse colporteuse de paroles frauduleuses. Chose certaine, je n’aimais pas le ton qu’elle prenait, ni le venin qu’elle me lançait avec tant de haine. Je ne comprends pas cette femme, ni ses amies d’ailleurs. C’est comme si j’avais lancé un sort sur Brandon pour qu’il tombe amoureux de moi ! Je n’avais pu d’ailleurs, empêché un rictus lorsqu’elle parla de déni. Ok, je ne l’avais pas repoussé. Je ne suis plus son amie. Et, alors ? Putain, so what ? Elle l’a eu son homme. Je ne suis plus amoureuse de lui, depuis longtemps aujourd’hui. Qu’est ce qu’elle me veut, à la fin ?

La suite, j’aurais pu la tuer pour avoir osé sortir ses mots à mon égard. Je demeurais dans un silence imperturbable, pourtant. Un calme inquiétant. D'autres auraient fondu en larmes, demandé des excuses. Tandis que le reste lui aurait foutu une gifle bien méritée. Tout savoir, tout connaître et ne rien accepter. Et pourtant, bien qu'il y ait longtemps je me classais dans cette catégorie, je l'avais quitté depuis. Pas de larmes, pas de coups et encore moins des demandes. Disait-elle vrai ? Non, toujours ces jugements, toujours cette image toute faite dans sa petite tête de cruche. Il y a eu des instants de solitude dans ma vie, je ne pourrai jamais le nier. Mais, je ne suis pas seule. Qu’est-ce qu’elle parait s’imaginer ? Cependant, elle réussit à me plonger dans une période de ma vie ou j’avais été ce qu’elle décrivait. Et surprise ! Je n’ai jamais aimé cette part de moi, cette sinistre période de mon existence. Des mots qui tentaient de s'échapper de ma bouche, mais que je bornais à confiner dans un étau de dents. Je voulais la gifler. Mais je refusais un scandale. Je devais déterminer l'épilogue, la finalité. C'était ardu de lâcher prise, abandonner complétement et totalement. Je la rattrapais rapidement, lui barrant le passage, et me surpris à garder un calme olympien.

« Je t’interdis de prétendre me connaitre, Leah ! Tu ne sais rien de moi, ni de ma vie ! » Lui dis-je avec conviction. Ne la lâchant pas sur ses mots, je poursuivis. « L’erreur, elle est de ton coté, continuant à croire que cette partie de lui ne m’appartient plus » Et il ne s'agissait pas d'utopie ou de songes, il s'agissait de la réalité, la vraie. « Quant à la cruauté, regardes-toi dans un miroir. Et demandes-toi sincèrement, laquelle de nous deux a été la plus cruelle, ce soir » Je soutenais son regard encore quelques fractions de secondes sous des traits fermés. Ce silence qui taisait tout ce qu'il y avait à dire, tout ce qu'il y avait à abréger. Je veux juste nettoyer ma fichue robe, et essayer de passer une bonne soirée, si je le pouvais. J'inspirais un bon coup, et guidais une nouvelle fois mes pas vers les toilettes, que j'arrivais à atteindre cette fois.

Leah est dégoûtée. Dégoûtée de la tournure des événements, du point auquel cette soirée qui s’avérait pourtant prometteuse a dérapé. Dégoûtée des insinuations de Tallulah, de cette manière qu’elle a de toujours l’atteindre là où ça fait le plus mal, de toucher la corde sensible. Mais, par-dessus tout, elle est dégoûtée de sa propre attitude, des mots qui ont franchi ses lèvres tel un venin, crachés avec haine. Elle qui s’entend bien avec tout le monde, qui n’a pas l’habitude d’être détestée, voilà qu’elle se trouve en terrain bien inconnu. Tallulah fait naître en elle une personne qu’elle n’est pas, anime une rage et une cruauté qui ne lui ressemble aucunement. Et pourtant, cette part d’elle-même doit bien exister, puisque ces mots ont bel et bien franchi ses lèvres. Et il n’en aurait fallu que de peu pour que les actes dépassent les paroles, pour que sa main file pour se loger sur sa joue. Elle voudrait tellement qu’elle lui soit indifférente, mais certaines blessures sont trop profondes pour cicatriser complètement, même avec le temps. Si elle a su tourner la page auprès de Brandon, elle doute de pouvoir le faire un jour avec la chanteuse. Et ce n’est tout de même pas ce que cette dernière souhaite, si on en croit l’attitude haineuse qu’elle lui a bien renvoyée ce soir.

Aux mots de Tallulah, Leah sait qu’elle a raison. Qu’elle a été cruelle, qu’elle aussi a tenté de frapper là où ça faisait le plus mal. Si elle a réussi, elle n’en saura jamais rien. Mais elle sait qu’elle n’en ressentirait aucune fierté, même si elle en avait la confirmation. Si les paroles féroces à l’égard de la blonde étaient animées par l’animosité qu’elle ressent face à elle, en réponse à sa provocation initiale, maintenant qu’elle prend le temps d’y réfléchir, elle regrette. Elle aurait mieux fait d’encaisser la pique lancée par la jeune femme, de garder la tête haute après qu’elle ait à son tour renversé son verre sur elle.

Leah suit la blonde alors qu’elle s’éloigne, ne la suivant pas cette fois-ci. Tentant tout simplement de reprendre ses esprits, de comprendre comment elle a pu se laisser déraper ainsi dans l’agressivité. Ce n’est pas elle, ce ne sera jamais elle d’être ainsi ! Un goût amer en bouche, Leah file vers le vestiaire, bien décidée à récupérer ses affaires pour rentrer chez elle – il lui sera tout simplement impossible de s’amuser ce soir, pas après cette altercation.

TOPIC TERMINÉ